Approchant de la sortie de son manoir à grand pas, son père de fortune l’interpella avant qu’elle ne quitte les lieux ; pour autant elle n’arrêta sa démarche claquante qu’une fois devant les grandes portes, afin de pivoter et de toiser l’homme avec un intérêt très maigre. Il fallait le dire, il retardait son arrivée plus qu’elle ne l’avait prévu – car évidemment, elle ne comptait pas arriver à l’heure.  

— Je croyais t’avoir déjà dit que je préférais que tu ne te présentes pas ce soir... Pas après ce fiasco à la soirée caritative. On a pas encore eu l’occasion d’en discuter, jeune fille, (surnom qui fit arquer un sourcil à Sally, s’il comptait vraiment la rabaisser pour obtenir gain de cause, il partait perdant), et tant que je ne saurais pas de quel côté tu te trouves, je veux que tu limites tes apparitions.
— Mh, répondit-elle d’abord dans un large sourire feint, bouche close. S’éloignant de la porte pour l’ouvrir en grand, elle pointait l’homme de son sac et enchaînait avec assurance : Alors laisses-moi fournir les réponses à tes interrogations, le côté que je défends, c’est le miens.

Un ton qui se voulait tranchant et sans appel. L'héritière franchissait les portes du manoir sans une attention de plus à l’égard de Nikolaï. Bien qu’il ne soit pas son véritable père, et qu’il le savait, il se comportait comme tel avec elle ; ça ne la dérangeait pas habituellement, elle pouvait jouer le jeu tant qu’il ne se mêlait pas de ses affaires... mais ce soir, il outrepassait ses droits tacites.

Confiant les clés de son bolide au voiturier, Sally détaillait le manoir des Murray de sa hauteur et passait les marches sans se presser, d’un pas confiant. Vêtue d’une robe somptueuse d’un noir élégant, elle se déplaçait avec aisance, perchée sur des hauts talons aiguilles d’une maison renommée alors que ses yeux parcouraient l’assemblée et les lieux du même coup.  Il n’était pas difficile de jauger la fortune des Murray, d’autant qu’ils se permettaient quelques folies très remarquables. Maintenant qu’elle avait ses repères, l’héritière ressentait l’aridité de sa gorge, alors d’un regard qui ne savait où chercher, elle entreprenait de trouver un serveur mais cette grâce lui fut accordée avant même qu’elle ne s’en donne véritablement les moyens… Et par qui ?

— Mr. Murray, découvrait-elle de ses prunelles inquisitrices. Un gin.

Tendant la main après sa requête, on y déposa si tôt un verre sans qu’elle n’eut besoin d'user du moindre effort. Évidemment, ses yeux n’avaient pas quitté ceux de son interlocuteur, pas même pour gratifier l’employé d’un regard. Une lueur brillait étrangement dans les yeux de Cian, elle l’avait déjà rencontré autrefois et pourtant il lui semblait le croiser pour la première fois. C’est en approchant le verre à ses lèvres que ses yeux s’illuminèrent… sa capacité vite activée, elle comprenait bien vite l’enjeu, mais est-ce que lui… le réalisait ?

— Et pourtant, ce gin est remarquable, avoua-t-elle en haussant les sourcils pour ne pas trop les froncer, la gorgée passée. Mais non, en effet. Ce n’est pas une simple visite de courtoisie. Son regard se détachait enfin du brun pour vérifier par-dessus son épaule. Votre femme nous fera l’honneur de sa présence - plus tard, peut-être ?

Offre alléchante à laquelle la jeune femme répondait par un sourire des plus charmant, levant légèrement son verre en guise de remerciement. Elle savait pertinemment que ce don n’était pas une simple démonstration de charité quelconque, mais la forme demandait à ce qu’elle le prétende… aux jeux des apparences, les nobles étaient les moins desservis ; la conversation était d’ailleurs agrémentée de quelques banalités servant d’introduction à un échange à venir plus important, alors elle s’y prêtait sans rechigner.

— Eh bien, entamait-elle en haussant les sourcils, son regard pétillant d’une énergie solaire. Il ne me semble pas être délestée pour autant.

Sourire aux commissures suite à ce sous-entendu lancé à la volée, mais sans grossièreté, l’héritière vérifiait la salle d’un regard circulaire à la proposition du riche directeur. Elle accepterait, sans hésitation, mais sans savoir encore si elle discuterait affaire professionnelle avec lui ou si elle chercherait plus incisivement qui était dans ce corps. Pour ne rien laisser transparaître de ses questionnements, elle rompait le cours de ses pensées et revenait activement dans la conversation :

— Je n’ai rien contre une visite des lieux au passage. Du reste, j’ai déjà remarqué votre bon goût pour les antiquités. C’est une belle collection que vous avez-là. Passionné, ou seulement héritier de ces biens ?

Emboîtant le pas de son compagnon de soirée, la déesse ne buvait pas une gorgée de plus de son verre : elle devait garder la tête froide en cas d’affrontement. D’ailleurs, un agacement commençait à naître dans son sein et se faisait sentir par son doigt qui tintait plusieurs fois sur le verre, manifestation traître de ce qu’elle ressentait actuellement. Ne pas avoir de réponses était sans doute ce qui était le plus insupportable pour elle car elle gérait très mal la frustration… mais face à un homme de son envergure, aussi bien de corps que d’âme, elle devrait se ressaisir bien vite et elle en avait grandement conscience. Qui que ce soit dans cette enveloppe charnelle, elle sentait une puissance qui ne la rassurait pas. Puis, la réflexion faite au sujet de sa femme lui revint à l’esprit ; en temps normal, elle n’aurait pas insisté, mais vu les circonstances… elle voulait bien envoyer au diable la bienséance - qui plus est, elle avait de la ressource.

— J’ai presque été rude, feintait-elle de se souvenir, si votre femme est malade, je connais un très bon médecin dans les environs.  

Un sourire trahissait l’expression sobre de son visage, qu’elle faisait disparaître derrière son verre. Une seule gorgée, assez formelle, qui ne l’engageait pas dans cette pente glissante que représentent les effets de l’alcool. Elle roula son regard vers son interlocuteur au moment où il posait ses yeux sur elle, et inclinant légèrement la tête sans se départir d’un petit sourire, elle répondait seulement :

— Et qu’en est-il de notre rapport, serait-il plus honnête ?

Pénétrant dans la bibliothèque, Sally balayait la pièce d’un regard furtif pour en jauger d’abord les éléments principaux : la taille, les différentes issues, mais aussi la décoration. Puis, son regard s’attardait sur les deux chiens qui semblaient obéir sans pour autant avoir reçu d’ordre, et sa mâchoire se serra légèrement. Elle commençait à suspecter l’intérêt soudain pour sa personne de son client, jusqu’à présent ils leur étaient arrivés d’échanger puisqu’elle était le lien entre lui et son père… pourtant, elle sentait que cette fois était différente. Dos à lui, il ne put apercevoir l’expression de son visage changer sous la surprise à sa question ; l’enflure. Il savait. Quand elle se retournait, un sourire qui se voulait serein trônait sur son visage qu’elle tentait de garder sobre. Elle choisit de ne pas répondre immédiatement et son attention se reporta vers un distributeur à cigare perché sur un meuble.  

— Je vois que vous savez apprécier les bonnes choses – permettez, soufflait-elle, reportant sa réponse à plus tard.

Puis, se dirigeant d’un pas mesuré jusqu’aux cigares, elle en saisissait un après avoir déposé son verre et attrapait le briquet déposé à côté en le regardant un moment, peut-être un instant de trop qui la trahirait face à tout observateur. Rejoignant son hôte, elle brisait une certaine distance pour permettre une proximité presque indécente, qu’elle justifia en tendant un cigare à l’elfe.

— Si elle me passionne, c’est beaucoup dire, avouait-elle en haussant les sourcils pour finalement actionner le briquet et libérer une flamme pour faire rougir l’embout du cigare de son partenaire. Un frisson parcouru son échine au crépitement, le feu attirant forcément son attention, qu’elle détacha rapidement pour ne pas se trahir plus longtemps. Mais il est vrai que j’ai quelques connaissances en la matière.

Enfin, elle s’éloignait et retrouvait une distance raisonnable en se laissant tomber dans un fauteuil, non sans élégance.  Au passage, elle avait retrouvé son verre qu’elle tenait du bout des doigts, son visage incliné alors que ses yeux fixaient le brun pour le sonder.

— En revanche, ce qui me fascine… c’est cette propension que l’Homme a de vouloir à tout prix se référer à plus grand que lui. Pourtant... De divinités à couper le souffle, nous nous retrouvons avec un dieu de miséricorde qui honore la faiblesse et se fait homme. N’est-ce pas ridicule d’imaginer un dieu dans le corps d’un homme ?

Fronçant les sourcils à sa réflexion, elle reportait son regard vers son verre puis soupirait grossièrement, comme voulant montrer qu’elle surjouait. Tout ce numéro n’était pas maladroit, au contraire ; et ces informations ne visaient pas à le faire changer d’avis à son sujet, mais plutôt à venir confirmer sa nature et même aller jusqu’à la dévoiler.