Ragnar sifflote un air qu'il a entendu ce matin à la radio, tout en passant un chiffon humide sur le bar. Le restaurant est impeccable, les tables sont dressées, l'aspirateur a été passé. Le lundi, ils n'ouvrent que le soir, prolongeant le week-end pour une équipe des plus exténuées. Depuis que Thor a envahi ce corps, il passe plus de temps dans l'établissement, aimant toucher à tout et travailler comme un mortel. Le dur labeur endort ses sens et il glisse avec délice dans une routine délicieuse. Il hume chaque saveur, goûte chaque plat, touche à tout. On dirait un bambin émerveillé apprenant la vie et ses employés le regarde avec un petit sourire en coin, se demandant bien ce qu'il lui arrive. Les plus hardis pensent que Ragnar Overlad a enfin trouvé une femme dans sa vie et le doux carillon de la porte semble leur donner raison. Une magnifique créature vient d'entrer dans le restaurant, faisant s'éclipser discrètement les quelques serveurs trainant dans le coin. Mais Ragnar, lui, ne semble pas aussi charmé et serre son chiffon entre son poing, analysant l'aura sauvage de l'inconnue qui lui fait face. Une elfe noir, il en mettrait sa main à couper.

La porte se referme et le visage de Ragnar s'anime d'une chaleur habituelle, comme s'il n'avait rien perçu de l'étrangère. En la détaillant, des souvenirs glissent dans son esprit et une vague de désir s'empare de lui. Apparemment, elle a beaucoup compté pour son hôte. Délicatement, il essuie une poussière sur l'immense maquette d'un voilier majestueux qui trône derrière le comptoir, et se dirige vers la salle, se faufilant gracieusement entre les tables. "L'eau qui dort" est tout boisé et les tentures bleues accrochées au mur donne une délicieuse atmosphère marine à l'endroit. Des objets anciens sont disposés un peu partout dans la salle, des globes terrestres, une longue vue, un tricorne. On se croirait à l'intérieur d'une vieille cabine de capitaine et le norvégien est très fier de l'ambiance qu'il a su instaurer ici.

« Bonjour Veronica. Je suis désolé mais nous sommes fermés. Que puis-je pour toi ? »

Il a l'air aussi innocent qu'un bambin, mais diablement beau dans un simple pantalon en toile et un t-shirt blanc qui moule tout son torse. Ragnar passe une main dans ses cheveux, se fend d'un sourire candide. Il n'a aucunement envie d'entrer dans un conflit, d'évoquer le passé ou de se faire reconnaitre. Il aime son petit confort et rien ni personne ne pourra l'en déloger désormais. Il ne sait même pas qui c'est, ne l'ayant sans doute jamais croisé dans leurs anciennes vies. En revanche, l'humaine qu'elle habite lui est bien connu. Veronica Olsen, une secrétaire des plus compétentes dans une boite énorme de la ville. Une bombe aux cheveux noirs qui rends les hommes fous sans qu'elle daigne jeter un regard sur eux. Mais ce fieffé coquin de Overland a réussi à la charmer. Lui, l'homme aux multiples conquêtes, a décrocher  rendez-vous et lui a parlé jusqu'au bout de la nuit. Pour la première fois depuis longtemps, il a attendu patiemment, s'ouvrant petit à petit à elle, alors qu'il fuyait auparavant tout contact de ce genre. Et désormais, un Dieu et une elfe noir avaient volés leurs vies et brisé leur idylle. Thor manque de ressentir une pointe de culpabilité et hausse les épaules mentalement. Il n'avait pas pu faire autrement que souffler l'âme de ce pauvre humain.

La femme aux boucles noires s’arrête et arque un sourcil devant la devanture d’un restaurant à l’allure nautique. Elle pose une main délicate sur sa hanche gauche tout en se courbant légèrement. « L’eau qui dort ». Un voile passe devant ses yeux. Les souvenirs de son hôte ont la fâcheuse manie de se manifester lorsqu’elle ne le souhaite pas – jamais, autrement dit. Cette Veronica semble être une habituée des lieux. D’étranges sensations font surface. Une mélancolie mêlée d’un certain plaisir sensuel. Rien de très désagréable. Néanmoins, rien qu’elle ne veuille ressentir à l’approche de ce Ragnar – aussi beau soit-il – et de son établissement. Secouant sa belle chevelure, comme pour reprendre pleinement contrôle de ces émotions contradictoires qui luttent en son intérieur, elle resserre son emprise sur une petite mallette noire tenue à bout de bras.

Le bruit du carillon qui annonce son entrée ébranle encore davantage le tourbillon d’émotions qui restent de son hôte. Ne pas être totalement maîtresse de ce qu’elle ressent accentue la fébrilité d’Odvira et son instabilité. Elle toise les serveurs, occupés dans les derniers préparatifs avant le premier service de la semaine, les uns après les autres. Ces derniers s’écartent et finissent par rejoindre les arrière-salles. Son regard glisse quelques instants sur les tables, les objets insolites et les éléments de décoration qui font de ce restaurant l’un des plus appréciés de Bergen. Des odeurs. Des goûts. Un vin blanc particulièrement savoureux accompagné d’un saumon en papillote sur son lit de légumes à la vapeur. Une vague impression de liberté. Un rire charmeur. Une allure. Elle laisse ces émotions étrangères la submerger durant un bref instant. Ce que son hôte ressent vis-à-vis de ce lieu et de son propriétaire l’interroge et la fascine.

Imperceptiblement, son regard d’un bleu profond s’attarde sur le norvégien. Ragnar Overland. Depuis son arrivée chaotique sur Midgard, Odvira n’a fait que ressentir un dégoût profond et une aversion totale pour son hôte. Et ce n’est qu’à cet instant précis qu’elle se surprend à lui accorder une qualité : celle d’avoir bon goût. L’envie de laisser libre court à ses pensées et à les mettre en œuvre est irrésistible. Le maillot blanc qu’il porte est à la limite de l’indécence. À se demander même la raison qui l’oblige à en porter un. Vêtue d’une chemise en soie noire laissant apparaître un décolleté ravageur et d’une jupe crayon rose poudré taille-haute moulant des formes divines, l’allure d’Odvira pousse aux mêmes réflexions.

« Ragnar. »

À nouveau, elle adopte une posture suave en donnant un petit coup de hanche et dépose une main parfaitement manucurée sur cette dernière. Le corps de Ragnar invite à toutes les folies, mais l’excitation qu’aurait pu ressentir Odvira en l’observant est tuée dans l’œuf. Même si ses capacités l’empêchent de le savoir, elle sait pertinemment que l’Overland n’est plus. Ce corps est maintenant la propriété d’un Dieu. Et pas n’importe lequel. Thor. Dieu du Tonnerre. Fils aîné d’Odin. Rien que ça. La simple idée de s’approcher de cet être – d’une quelconque manière – la dégoûte. Peut-être aurait-elle mieux fait de ne pas choisir le beau gosse du coin pour accueillir la divinité ? Un rictus passe sur ses lèvres. Délicatement, elle dépose la mallette noire sur une table, ne prêtant nullement attention au dressage.

« Je suis venue chercher ce qui m’appartient. »

Il détaille sans vergogne la femme qui lui fait face, appréciant la beauté de ses traits qui lui ferait presque oublier qu'elle n'a plus rien d'humaine. Quel dommage, il aurait bien continué le si bon travail de Ragnar. Lentement, il s'approche d'elle, fixant avec curiosité la mallette qu'elle dépose sur la table. Ce geste lui rappelle les conditions de son retour et il tique. Impossible que cette Veronica soit liée à tout ça non ? Mais la mallette est rigoureusement identique et la phrase qu'elle lâche d'un ton badin lui mets la puce à l'oreille. Aussitôt, son sourire s'efface et il se penche avec gravité dans sa direction, sentant son pouvoir lui picoter le bout des doigts.

« Vraiment ? Et qu'est-ce qui t'appartient au juste ? »

Sans lui laisser le temps de répondre, il bondit en avant, attrape le poignet délicat de la créature. L'électricité statique qu'il a accumulé inconsciemment les électrise et il se retint de sursauter, la lâchant rapidement. Il se surprend à espérer qu'elle a eu mal, qu'elle a compris à quoi elle s'exposait en le provoquant de manière délibérée. Il n'a pas envie d'avoir de problèmes, il veut juste vivre comme le plus banal des mortels. Mais son instinct lui souffle que cette bombe aux cheveux ébène va lui rendre la vie infernale. Le volume de sa voix baisse et il gronde près de ses oreilles, la voix chargé d'une colère latente.

« C'est donc toi que je dois remercier pour mon retour ? »

L'air devient de plus en plus lourd dans la pièce, comme si un orage se préparait à l'intérieur de la charmante salle boisée. Son aura semble grandir et se dresser, gigantesque ombre menaçante. Pour la première fois depuis qu'il foule à nouveau cette terre, Ragnar ne ressemble plus à un simple mortel. Le dieu qui sommeille en lui s'est réveillé, et semble impatient d'en découdre. La fureur est un sentiment qui lui est bien connu et il est prêt à s'y consacrer tout entier, si l'elfe noir essaye de jouer avec lui. Il est outré de savoir que sa libération a été ainsi orchestrée. Il s'en était douté, évidemment, mais les plaisirs de la vie mortelle lui avait fait oublier ses préoccupations initiales. Et, désormais, il avait la curieuse impression qu'on venait lui demander de régler une dette qui n'avait jamais voulu avoir. Visiblement, il semblait très peu coopératif et la hargne qui se lisait dans son regard exprimait clairement son désir de la voir partir, elle et sa foutue mallette. Un bourdonnement désagréable emplit l'espace, provenant du charmant lustre suspendu au dessus de leur tête.