Il était déroutant de passer d’un monde à l’autre, en un claquement de doigts, c’était comme se réveiller d’un long sommeil et se rendre compte que tous ce qu’on avait connu n’était plus. Je n’expliquais pas encore tout, le pourquoi et le comment restaient flous sans parler des conséquences que tout ça allait avoir. Pour le moment, je ne me reconnaissais toujours pas dans le miroir, je manquais cruellement de muscles et d’endurance et je me trouvais terriblement maladroite.
J’avais dû m’adapter, continuer, avancer en aveugle ou presque et le paysage qui trônait devant moi, avait un air de déjà-vu réconfortant. Mon seul regret était de ne pouvoir aller me perdre dans ces pics rocheux, d’arbre et de buissons. J’avais vite compris que je ne pourrais récupérer ma vie d’avant et même si je n’étais pas encore à l’aise avec cette double mémoire qui me collait à la peau, il avait fallu se rendre à l’évidence. Je ne pouvais plus trouver refuge dans les bois, vivre de la chasse ou pister –littéralement- des chimères. Désormais, je devrais payer un loyer, acheter ma nourriture plutôt que de la traquer et travailler.

Prendre des photos en somme. La large lanière me ceignait le cou, apportant un poids familier et nouveau tout à la fois. Je mordillais compulsivement l’ongle de mon pouce tout en suivant le sentier champêtre qui interdisait l’accès aux voitures près des chalets. Mon cœur se pinçait lorsque je vis l’attroupement de personnes plus loin, devant les habitations louées à notre intention. J’appréhendais forcément de retrouver ces inconnus, des gens que mon hôte avait déjà croisées pour la plupart, mais pas moi.
Il ne fallait pas que je me fasse remarquer et pourtant mon esprit s’emballait d’angoisses d’une toute autre nature. Réflexe d’un corps qui n’était pas mien, mémoire résiduelle d’une âme disparue qui ne se sentait jamais à la hauteur et d’une petitesse effroyable dès qu’elle était entourée de plus de trois personnes. Je laisse échapper un gros soupir et me force à lâcher ce pouce qui va finir par ne plus avoir grand-chose à ronger si ce n’est des os si je ne me calmais pas.

Je voulais enlever ces chaussures, sentir la mousse et la fraicheur mordante du sol sur mes pieds, mais ça ne se faisait pas. Kaia ne le faisait pas. Alors, je restais sagement engoncée dans ces habits, frustrée, comptant sur cette mémoire et les habitudes de cette enveloppe. Nous étions tous ici pour préparer une grande campagne de pub d’un business man zélée ayant fait fortune. Il s’était entiché de moi, de « mon » travail et c’était en tant que photographe que j’avais été appelé en ce lieu enchanteur. Si j’étais contente d’être là pour le spectacle qu’offrait le site choisi, ce que je devais y faire par contre me semblait totalement hors de portée. Mais après tout…pourquoi pas ? Je savais ce que je devais faire, comment, une sorte d’instinct imprimé dans ma rétine et dans ma chair. Ce qui ne me donnait que d’autant plus l’impression d’être étrangère à moi-même. Je n'avais aucune idée de ce qui avait fait quoi pour provoquer ce bordel de réincarnation, mais franchement j’avais une grosse envie de l’insulter copieusement. À défaut, je vais saluer mon patron du jour. « Bonjour, Monsieur Murray. » Il serait ma principale cible durant ce shooting et déjà ma tête réfléchissait aux angles de vue, je savais déjà exactement ce que je voulais faire, comment orienter la lumière pour sublimer ce visage qui irradiait l’autorité et la confiance. Je ne saurais dire si j’aimais cet humain ou pas, mais il fallait que je puisse me fondre dans la masse, absolument. « Merci pour cette invitation, le cadre est magnifique. Quand commençons-nous ? »

Plus vite ce serait terminé et plus vite je pourrais profiter du paysage, ou rentrer chez moi. Je ne savais pas encore trop quelle part de moi – ou de mon « non-moi »- parlait.